LE STREET ART SATIRIQUE DE BLU
ENTRE DÉARTISATION ET AUTO-ICONOCLASTIE
Vittorio PARISI
Introduction : Blu et le street art
Si nous voulions proposer un profil synthétique de Blu, nous dirions
qu’il s’agit d’un peintre et dessinateur italien, actif depuis l’année 19971 et
reconnu internationalement, au contact du monde des contre-cultures anarchiste, écologiste et altermondialiste. Assez souvent, son nom est associé à ce
monde de l’art que l’on appelle street art, au sein duquel il se distingue par la
réalisation de peintures murales aux dimensions monumentales, ainsi que par
une veine satirique féroce et amère contre le pouvoir politique, la société de
consommation et l’exploitation de la planète.
Cependant, dans l’une des très rares occasions où il a accordé une interview, l’artiste refuse clairement d’être associé au street art, affirmant que ce
dernier « n’existe pas2 », ou encore que « le “street art” est un produit à la
mode, la plupart des gens fait ça juste parce que c’est devenu “cool”, j’espère
que le jeu du “street art” se terminera bientôt3 ». Les motifs qui poussent
l’artiste à rejeter l’expression d’une manière aussi ferme vont nous aider, par
la suite, à mieux comprendre le rapport de Blu avec la satire et la censure,
dont il est question dans cet article.
1 Interview
pour le site web Wildstylers, 18 mars 2005. Disponible sur : http://www.wildstylers.
com/intervista-a-blu/ Consulté le 31 octobre 2017.
2 Interview pour le site web Kolah Studio, 19 septembre 2007. Disponible sur : http://www.
kolahstudio.com/?p=599 Consulté le 31 octobre 2017.
3 Ibidem
209
Le street art entre artification et déartisation
N’importe quel pochoir réalisé illégalement à Londres par Banksy partage l’espace urbain avec une œuvre d’art public telle que Fulcrum, réalisée
par Richard Serra en 1987 et installée devant la Liverpool Street Station.
Cela pour dire que l’espace urbain est, en soi, une condition nécessaire mais
insuffisante pour définir le street art en tant que catégorie. Dans la hiérarchie
des aspects qui caractérisent cette catégorie, il y en a d’autres qui sont plus
importants que l’espace urbain, notamment l’origine du street art en dehors
de tout discours culturel institutionnel et en tant qu’art spontané et illégal. Le
véritable discrimine ne se situe pas dans les seuls aspects visuels du street art,
mais dans son histoire ou, plus précisément, dans les conditions matérielles et
sociales à la base de son origine. Un graffiti writer ou un street artiste ayant
le souci de se distinguer des autres diraient, pour revendiquer leur origine,
qu’ils ont de la street cred, soit l’appartenance à une histoire et à un monde
spécifiques. De notre point de vue de simple observateur externe, nous pourrions plutôt dire, en empruntant des célèbres mots d’Arthur Danto – quelque
peu modifiés pour l’occasion – que « voir quelque chose comme du street
art requiert quelque chose que l’œil ne peut apercevoir – une atmosphère de
théorie artistique, une connaissance de l’histoire du street art : un monde du
street art4 ».
Mais quand nous parlons de street art, aujourd’hui, nous parlons aussi
d’un art qui est désormais largement toléré, autorisé et même soutenu financièrement par les institutions citoyennes qui autrefois cherchaient à s’en
débarrasser, afin de protéger la propriété et la propreté publiques. Nous parlons également d’un business qui alimente l’industrie culturelle à travers l’organisation de festivals, d’expositions dans les musées ou galeries, de ventes
aux enchères. Dans certains cas nous parlons aussi d’un outil publicitaire et
électoral.
Deux concepts pourraient nous aider à définir la parabole accomplie par
le street art de sa naissance jusqu’à nos jours : celui d’artification, formulé
par les sociologues françaises Nathalie Heinich et Roberta Shapiro5, ainsi que
4
DANTO, Arthur. The Artworld. The Journal of Philosophy, volume 61, n° 19, American Philosophical Association Eastern Division Sixty-First Annual Meeting, 15 octobre 1964, Traduit
par Danielle LORIES. Paris : Klincksieck, 1988, p. 193
5 HEINICH, Nathalie, SHAPIRO, Roberta. Postface. Quand y a-t-il artification ? De l’artification / ed. par Nathalie HEINICH, Roberta SHAPIRO. Paris : Éditions de l’École des hautes
études en sciences sociales, 2012, p. 267-300. (Cas de figure 20)
210
celui de « Entkunstung » proposé par Theodor Adorno6, et que nous pourrions traduire en français par déartisation.
Les deux concepts ne sont pas opposés, malgré leur constitution lexicale qui semble nous orienter vers cette direction. Le premier est un concept
purement sociologique, alors que le second se définit plutôt selon les critères
de la théorie critique : si l’un dénote l’acquisition du statut d’art par une discipline qui est née ou qui est pratiquée en dehors des circuits institutionnels
de l’art, le second ne décrit guère la perte de ce statut, mais plutôt la perte de
la force critique d’un art, à cause du système capitaliste capable d’engloutir
toute forme de contestation – mécanisme que les situationnistes appelaient
récupération. Ces deux processus se retrouvent pleinement accomplis dans
le street art : d’un côté, comme nous l’avons vu, celui-ci a intégré les rangs
du marché et des institutions artistiques ; de l’autre, il suffit de considérer la
fonction purement décorative, tel un cosmétique architectural, à laquelle le
street art est presque toujours réduit dans les festivals.
Blu : artiste des non-lieux et contre le artworld
Comme les graffiti writers et la majorité des artistes ‘nés’ dans la rue,
les interventions de Blu durant ses premières années d’activité sont illégales,
facilement réalisables sans qu’on ait besoin d’outils tels qu’échafaudages ou
nacelles : leur taille est limitée à une échelle « humaine ». Il s’agit de
fresques colorées, réalisées à la bombe de peinture et dans des lieux qui, pour
la plupart des cas, sont marginaux, périphériques, transitionnels ou cachés :
murs de contention, murs aveugles, tunnels, terrains vagues, chantiers,
rideaux de boutiques, piliers… Cet environnement typiquement postindustriel correspond, il me semble, à la catégorie de « l’urbain » proposée
par Henri Lefebvre7, ou à celle des « non-lieux » décrits par Marc Augé8, ou
encore à l’idée de « ville générique » dont parle Rem Koolhaas9 : un
environnement dépourvu d’identité, apparemment hostile à toute expression
artistique mais qui, malgré cela, a produit tant le graffiti writing que les
interventions spontanées à la Blu. L’artiste continue à privilégier ce genre
d’espaces et de sur-
6 ADORNO,
Theodor W. Ästetische Theorie. Traduit par Fabrizio DESIDERI et Giovanni
MATTEUCCI. Turin : Einaudi, 2009, p. 24-27
7 LEFEBVRE, Henri. Le droit à la ville. 3e ed. Paris : Economica, 2009
8 AUGÉ, Marc. Non-lieux. Introduction à une critique de la surmodernité. Paris : Seuil, 1992
9 KOOLHAAS, Rem. Junkspace. Traduit par Catherine COLLET. Paris : Payot, 2011
211
faces, mais il abandonne définitivement la bombe de peinture autour de 2003,
principalement pour des raisons écologistes10, en faveur du rouleau et de la
peinture acrylique à l’eau ; vers 2005 sa palette privilégie l’usage du noir et
du blanc – le premier pour tracer les contours de ses dessins, le second pour
les remplir – mais il ne cesse pas d’utiliser les couleurs quand il l’estime
nécessaire. Toujours entre 2003 et 2005, en se servant de perches télescopiques, il commence à peindre des fresques plus grandes. Afin de peindre
sur des parois monumentales – la plupart du temps dans des squats, ou avec
l’autorisation d’associations de résidents – il utilise des échafaudages ou des
nacelles. À partir de 2014 il publie des photographies qui le montrent en train
de se caler au sommet des immeubles à l’aide d’un baudrier, de cordes et de
dégaines. Vraisemblablement, il aurait appris à peindre en utilisant un équipement d’escalade pour ne plus devoir louer des nacelles, ce qui requiert un
financement substantiel, normalement fourni par des sponsors commerciaux
ou institutionnels. Ce dernier détail nous permet d’introduire un élément
important dans notre reconstitution du parcours de l’artiste : au fil des années,
Blu a coupé tous les ponts avec le monde institutionnel de l’art, bien que ce
dernier ait développé un véritable intérêt pour l’œuvre de l’artiste. Nous verrons, plus loin, que cela se traduit dans un extraordinaire paradoxe : la volonté
d’autonomie et d’insoumission de Blu agit sur son image d’artiste comme un
véritable pharmakon, à la fois un poison et un remède. C’est surtout à cause
de cette insoumission que Blu a suscité l’intérêt de l’artworld ; c’est grâce à
cette insoumission que Blu peut repousser les tentatives de récupération de
l’artworld et défendre son art de la déartisation. De quelle manière ?
Blu et la satire
En 2009, à l’occasion de The Influencers, festival d’art non conventionnel et de guerrilla art à Barcelone, Blu a fait la seule apparition publique de sa
carrière et a parlé de son activité. Déguisé avec des lunettes, un faux nez et des
fausses moustaches à la Groucho Marx, l’artiste a déclaré autoproduire la plupart de ses actions, principalement à travers la vente indépendante de dessins
et de sérigraphies : « Financièrement, je me soutiens en vendant quelques dessins, quelques sérigraphies, quelques livres…et en plus j’ai des standards de
vie qui sont très très bas…je ne vis que de peinture, d’eau et d’un peu plus11 ».
10 Interview
11 Vidéo
pour le site web Kolah Studio, op. cit.
disponible sur : https://vimeo.com/19602338 [31.10.2017] Minute : 00:40 - 00 :55
212
Sa participation à des projets soutenus par des institutions a été effectivement très rare, et s’est de toute façon interrompue en 2010, quand l’artiste
a été invité par le Museum of Contemporary Art (MoCA) de Los Angeles12.
Pour l’occasion, à proximité de l’entrée du musée, il avait peint une fresque
représentant plusieurs cercueils : sur chacun de ces cercueils, on voit un gros
billet d’un dollar américain, posé à la manière des drapeaux nationaux que les
gouvernements mettent sur les cercueils des morts pour la guerre ou pour le
terrorisme (Fig. 1). Le contenu satirique de la fresque est assez évident : mourir pour l’idéal de la Patrie signifie, en réalité, mourir pour les intérêts financiers défendus par l’État. Alarmé à l’idée que la fresque puisse être considérée
comme offensive par les vétérans de l’armée, le directeur du musée Jeffrey
Deitch a ordonné son recouvrement, avant même que celle-ci soit terminée13.
Fig. 1
Blu a deux autres raisons (étroitement liées l’une à l’autre) de refuser
les partenariats institutionnels, qui caractérisent l’activité de l’artiste : la
première est le choix de sujets satiriques et politiquement controversés ; la
seconde, son rapport avec la censure.
Par sa nature d’expression artistique spontanée et illégale dans l’espace
urbain, le street art s’est toujours distingué comme terrain fertile pour la production de sujets satiriques. Nous avons déjà cité Banksy, dont les pochoirs
et les installations servent systématiquement de véhicule d’une satire qui
touche, dans la plupart des cas, les formes de surveillance et répression policières, les médias de masse, le monde de l’art, le problème de la ségrégation
politique14. Le nombre d’artistes qui utilisent l’espace urbain comme support
12 Nous
comptons deux autres participations de l’artiste à des projets soutenus par des musées :
en 2007 il a peint une fresque sur le mur du Padiglione Arte Contemporanea (PAC) à Milan ;
en 2008, il est intervenu avec Os Gemeos, JR, Nunca et Faile sur la façade de la Tate Modern
à Londres.
13 BLU. Let’s just use the right words, 16 décembre 2010. Disponible sur http://blublu.org/sito/
blog/?paged=93 [31.10.17]
14 Voir, par exemple, son projet Santa’s Ghetto de 2007 et The Walled-Off Hotel de 2017, les
deux à proximité du mur de Bethlehem en Cisjordanie.
213
d’expression satirique est très vaste, et ce n’est pas l’objectif de cet article
d’en dresser un inventaire exhaustif. Nous pouvons, pourtant, esquisser un
état des lieux des sujets abordés par l’artiste dont il est question ici.
Le discours artistique et politique de Blu vise les effets dévastateurs
du pouvoir sur les êtres humains et sur l’environnement. On pourrait définir
l’art de Blu comme une véritable critique de l’anthropocène, son imaginaire
étant en grande partie peuplé par l’être humain et par la violence qu’il exerce
sur l’écosystème, mais aussi sur ses semblables. Cela est une constante dans
son parcours : qu’il s’agisse des personnages bleus exécutés à la bombe des
premières années 2000 (Fig. 2), ou des fresques colossales et minutieusement
peintes des années 2010 (Fig. 3), les créations de Blu dévoilent un monde
dominé par l’exploitation autodestructrice de la planète et des peuples.
Fig. 2
Les narrations dystopiques de Blu sont généralement représentées par
le biais de compositions complexes et extrêmement détaillées, qui nous font
penser à certains affreschi de la Renaissance italienne, à des tableaux de
Jérôme Bosch et de Pieter Brueghel l’Ancien, mais surtout aux fresques des
grands muralistes mexicains, notamment celles de Diego Rivera.
214
Fig. 3
Parfois l’univers post-apocalyptique de l’artiste s’articule à travers la juxtaposition de plusieurs scènes, formant ainsi des séquences narratives comme
dans les bandes dessinées (Blu est aussi l’auteur de nombreux carnets de
vignettes, où l’on reconnaît une claire proximité avec celles du dessinateur
et humoriste argentin Quino, créateur de Mafalda, dont il se déclare admirateur15). C’est le cas, par exemple, d’une fresque peinte en 2011 à Campobasso,
en Italie, où la transformation d’un jeune homme en soldat est représentée
selon une séquence en sept « clichés » : à partir du troisième, deux mains
15 Cf.
http://blublu.org/sito/blog/?paged=56 [31.10.17]
215
provenant du haut rasent le crâne du jeune homme, lui soulèvent ensuite la
calotte, lui arrachent le cerveau et, sur sa tête enfin vide, lui appliquent un
casque militaire vert (Fig. 4). Des motifs tels que la lobotomie, la mutilation, la
décapitation ou l’éventrement sont assez récurrents chez Blu, et contribuent à
la réussite de ses atmosphères surréelles et cauchemardesques. Assez souvent,
les personnages qui hantent ce genre de scènes n’ont même pas un caractère
entièrement humain : parfois il s’agit d’êtres hybrides, d’androïdes ou d’humanoïdes monstrueux, disproportionnés, gigantesques ou minuscules. Quand
leurs visages ne sont pas visiblement défigurés par des sourires ou des grimaces grotesques, ils ont des expressions apathiques et dépourvues de regard.
Fig. 4
Il est assez évident à quel point la satire de Blu ne se distingue pas par le
goût de la plaisanterie, ni par le souhait de pousser le spectateur ordinaire au
rire. Au contraire, tout a l’air de vouloir mettre ce dernier mal à l’aise, à travers une symbolique et un humour noir imprégnés d’amertume, de violence
et de catastrophisme.
Blu et la censure
Nous venons de sonder l’univers thématique et esthétique à la base de
l’art satirique de Blu, et il ne nous reste, maintenant, qu’à approfondir la
question de la censure et des réactions de l’artiste. Nous avons déjà abordé
l’épisode du MoCA et de son directeur, Jeffrey Deitch : la sensation de gêne
que l’artiste souhaite provoquer chez le spectateur peut facilement tourner en
alarme, ou en outrage, si le spectateur a des intérêts qui, directement ou indirectement, risquent d’être compromis ou heurtés. Nous pouvons documenter
deux autres épisodes de ce genre qui répondent à une dynamique assez usuelle
de satire censurée, où un certain type de pouvoir ou d’autorité voit ses propres
intérêts menacés et met en œuvre le dispositif de censure afin de les protéger.
216
Le premier épisode date de 2004, durant l’une des toutes premières participations de Blu à un festival. Il s’agit de « Icone », le pionnier des festivals
de graffiti writing et de street art en Italie16, qui s’est déroulé à Modène durant
plusieurs années à partir de 2002. Pour l’occasion, Blu avait peint sur un mur
public un géant qui portait un pantalon déchiré à la hauteur des organes génitaux : une grosse tête grimaçante et ouverte au niveau de la calotte ressort de
l’entaille ; des asticots tombent par terre depuis l’ouverture de la tête (Fig. 5).
Fig. 5
Sollicitée par une association de parents indignés par la fresque, la mairie de Modène a imposé à l’artiste et aux organisateurs du festival de modifier le dessin de façon à ce que celui-ci ne soit plus offensif. L’artiste a ainsi
16 OMODEO,
Christian. Tutto ebbe inizio a Modena. Le Grand Jeu. Disponible sur : http://
legrandj.eu/article/tutto_ebbe_inizio_a_modena [31.10.2017]
217
volontairement et polémiquement transformé sa fresque en quelque chose de
moralement acceptable…quoique beaucoup plus grotesque qu’auparavant :
il a dessiné une grosse culotte blanche qui recouvrait la « tête génitale »
du géant mais qui, en même temps, lui attribuait l’aspect d’un homme aux
organes génitaux disproportionnés (Fig. 6).
Fig. 6
Le second épisode de censure est plus récent. Le 13 septembre 2014
Blu est à Rome, dans la borgata (mot qui désigne les quartiers populaires
et suburbains de la capitale italienne) de San Basilio où il peint une fresque
monumentale sur le mur aveugle d’un immeuble de logements sociaux.
Comme d’habitude, la réalisation de la fresque est autofinancée, notamment
grâce au soutien de la communauté du quartier Progetto San Basilio, dont la
mission est de « reconstruire – c’est ce que nous pouvons lire sur le site de
l’association – à travers la recherche historique et sa réactualisation, l’histoire
218
d’une borgata-symbole de la ville de Rome17 ». Si l’on parle de San Basilio comme d’un symbole, c’est parce que le quartier fut, en 1974, le théâtre
d’expulsions forcées de cent-cinquante familles qui occupaient illégalement
les immeubles. Durant les expulsions, le jeune militant de gauche Fabrizio
Ceruso, dix-neuf ans, qui prenait part aux actions de résistance des résidents
du quartier, est tué par un coup de feu tiré par la police. Ce contexte historique nous suffit pour interpréter la fresque réalisée par l’artiste. Un SaintBasile géant domine la scène (Fig. 7) :
Fig. 7
ses vêtements religieux sont ornés de pictogrammes tels que celui de
la maison, un cadenas cassé symbole de la lutte pour le logement, une clé
anglaise, une tenaille ainsi que le symbole adopté par les squats européens à
17 Disponible
sur le site : http://www.progettosanbasilio.org/?page_id=213 [31.10.2017]
219
partir des années 1990 : un cercle traversé par la foudre orientée du bas vers
le haut, de gauche à droite. Le saint se dirige vers le quartier auquel il a donné
son nom : avec son pied gauche, il écrase une voiture de police placée devant
l’entrée du quartier ; dans sa main droite, il tient une tenaille, avec laquelle
il brise un cadenas. La symbolique de cette action évoque assez clairement
la revendication d’un quartier ouvert et libéré, mais quelque chose d’autre
est en train de se passer derrière les pas du saint, en bas à droite : la version
originale de la fresque montre des policiers en tenue anti-émeute transformés
en porcs et en moutons (Fig. 8). La représentation de cette scène, riche en
réminiscences orwelliennes, a suscité la réaction immédiate de la mairie de
Rome qui, avec une note diffusée par la presse, a déclaré : « La fresque réalisée dans le quartier San Basilio […] représente une violation du code pénal
(article 342) puisqu’elle véhicule des messages offensifs à l’égard des forces
de l’ordre18 ». Le 16 septembre, trois jours après sa réalisation, cette portion
de fresque a ainsi été recouverte de peinture blanche (Fig. 9).
Fig. 8
18 BARCA,
Francesca. Blu e il muro censurato dal comune di Roma. AgoraVox, 18 septembre
2014. Disponible sur : http://www.agoravox.it/Blu-e-il-muro-censurato-dal-comune.html
[31.10.2017]
220
Fig. 9
De la satire à l’auto-iconoclastie
Les trois cas de censure d’œuvres murales de Blu que nous avons cités
jusqu’ici répondent à une dynamique assez usitée du rapport entre la satire et
la censure, soit un rapport où le dispositif de censure s’active dès que la satire
touche à la morale (Modène, 2004), aux intérêts institutionnels (Los Angeles,
2010), ou encore à l’autorité (Rome, 2014). Notre exploration de l’activité
et de l’art de Blu nous permet toutefois de découvrir deux épisodes où cette
dynamique est complétement bouleversée, et où l’artiste n’est guère l’objet
d’un acte de censure, mais le sujet d’une véritable action d’auto-iconoclastie.
221
Le premier épisode se déroule à Berlin, dans la nuit du 18 au 19
décembre 2014. Les deux grandes fresques de Blu qui, durant les six années
précédentes, avaient dominé un terrain vague dans le quartier de Kreuzberg
sont entièrement recouvertes de peinture noire (Fig. 10) par Lutz Henke, ami
et collaborateur berlinois de l’artiste.
Fig. 10
Elles avaient été réalisées en 2007 (deux figures qui se démasquent réciproquement, Fig. 11) et en 2009 (un businessman avec une montre dorée qui
garde ses mains attachées, comme une menotte, Fig. 12), mais durant ces six
années, elles avaient fait l’objet de plusieurs modes de récupération, devenant
« les attractions principales et le mantra du Berlin ‘pauvre mais sexy’ formulé
par l’ancien maire de Berlin Klaus Wowereit. Dans cette réalité, les fresques
ont joué malgré elles le rôle de site de pèlerinage pour des visites guidées de
street art, elles ont aussi fait l’objet de plusieurs cartes postales, couvertures
de livres ou de fond photographique pour des groupes musicaux. Même la
mairie a utilisé la soi-disant esthétique subversive de la résistance pour ses
campagnes de marketing19 ».
19 HENKE,
Lutz. Kill your darling: The auto-iconoclasm of Blu’s iconic murals in Berlin.
Ephemera. Theory & Politics in Organization. San Francisco : 2015, p. 293
222
Fig. 11
Fig. 12
223
Le second et dernier épisode d’auto-iconoclastie concerne la fresque réalisée en 2013 à Bologne, sur un mur de l’ancien marché situé rue Fioravanti,
siège du centre social autogéré XM24. Depuis l’occupation de l’immeuble en
200220, les membres du collectif sont constamment confrontés aux tentatives
d’évacuation de la part de la mairie. En 2013, cette dernière avait notamment
décidé la démolition de l’ancien marché pour faire place à un rond-point.
C’est à cette occasion que Blu – particulièrement proche du collectif XM24
– a réalisé l’une de ses fresques les plus complexes et spectaculaires, où tout
son univers libertaire, écologiste et satirique est condensé (Fig. 13).
Fig. 13
La composition de la scène et la minutie des détails nous rappellent
un tableau grandiose comme la Bataille d’Issos, peint en 1529 par Albrecht
Altdorfer : ici la bataille est entre le XM24 et l’administration bolognaise,
et les références principales sont plutôt celles de The Lord of the Rings et
20 VALOTA,
Marta. Perché diciamo No allo sgombero di XM24 a Bologna. 1 mars 2017. Disponible sur : http://www.ecn.org/xm24/2017/03/01/perche-diciamo-no-allo-sgombero-xm24bologna/ [31.10.2017]
224
Star Wars. En bas, à gauche de la fresque (Fig. 14), une armée formée par
des policiers, des « cols blancs », des charcutiers en train de catapulter des
mortadelles, des journalistes qui interviewent un politicien avec le nez de
Pinocchio, des Stormtroopers et Darth Vader, soutiennent et accompagnent
le maire de Bologne. Ce dernier ressemble à Sauron – ennemi principal dans
l’épopée tolkenienne – et il tend sa main gauche vers un anneau d’or, symbole du pouvoir citoyen.
Fig. 14
Derrière cette armée, on voit les murs et les tours médiévales de
Bologne, surplombés par un ciel enflammé. De l’autre côté de la fresque, en
bas à droite (Fig. 15), on voit un déploiement beaucoup plus nourri ; ce sont
les membres du XM24 et les citoyens de Bologne : comme boucliers, ils se
servent de livres (on y lit des titres tels que 1984 d’Orwell ou Bartleby de
Melville), on reconnaît le personnage Chewbacca de Star Wars et des hackers d’Anonymous. Des agriculteurs du commerce équitable répondent aux
charcutiers en catapultant des fruits et des légumes, et une armée de gens à
vélo s’élancent vers le front opposé formé par des voitures et des pelleteuses.
225
Fig. 15
Face à des citoyens de Bologne et des media internationaux choqués,
le matin du 12 mars 2016, Blu a recouvert cette fresque avec de la peinture
grise. Il a, ensuite, fait de même avec toutes ses autres fresques réalisées à
Bologne au cours des années et encore visibles. Sur son blog et sur sa page
Facebook, il écrit ce message : « À Bologne il n’y a plus de Blu, et il n’y en
aura plus jusqu’à ce que les magnats continuent à manger. Pour remercier ou
226
pour se plaindre vous savez déjà à qui vous adresser21 ». Les raisons du geste
sont à rechercher dans l’exposition Street Art, Banksy & Co., inaugurée à
Palazzo Pepoli le 18 mars, et organisée par Genus Bononiae, la fondation des
musées de la ville de Bologne. L’événement a suscité de nombreuses polémiques suite à l’exposition de six peintures murales que Blu avait réalisées
illégalement en 2006 sur les parois d’une usine abandonnée : les peintures ont
été retirées de leur emplacement d’origine, puis transportées sur toile et exposées, tout cela malgré le refus de l’artiste22. Le collectif d’écrivains bolognais
Wu Ming, auquel Blu a confié la communication de sa décision, a commenté
ainsi le geste : « l’effacement mis en acte par Blu est un coup d’art-guérilla
porté contre la réduction symbolique du street art dans les musées et sur les
cv des attachés culturels. […] Dans la lutte, il faut parfois sacrifier la beauté
à l’efficacité de l’action. […] Il n’est pas question de l’œuvre d’art ici. Il est
question de la vie et des rapports sous-jacents qui encore échappent à la
récupération23 ».
Ces deux derniers « sacrifices » de Blu ressemblent à des véritables
euthanasies artistiques : il s’agit, pour l’artiste, de donner une « bonne mort »
à son œuvre, afin de la soustraire à tout type de récupération, et donc – pour
revenir aux termes adorniens que nous avons employés quelques paragraphes
auparavant – à leur déartisation. Comme nous l’avons vu, cette déartisation
du street art est une conséquence directe de son artification, c’est-à-dire de
sa reconnaissance auprès du monde institutionnel de l’art et de la culture. Il
y a déartisation du street art quand une institution comme une mairie, traditionnellement engagée pour censurer « l’esthétique de la résistance » (nous
l’avons vu notamment à Rome), change de stratégie et finit par se l’approprier, si celle-ci répond aux fins du marketing local. Il y a déartisation du
street art quand un musée essaye de muséifier ce qui n’est pas muséifiable,
c’est-à-dire une œuvre d’art qui est précisément née pour être libre, ouverte
et éphémère. Face à ces deux formes d’appropriation, Blu a lui aussi changé
de stratégie : il s’est approprié à son tour les méthodes iconoclastes que les
21 BLU.
Magnate magnati. 12 mars 2016. Disponible sur : http://blublu.org/sito/blog/?paged=5
[31.10.2017]
22 GIACOMELLI, Marco Enrico. A Bologna è bufera. Sulla street art. Artribune, 3 janvier 2016.
Disponible sur : http://www.artribune.com/attualita/2016/01/bologna-street-art-mostra-polemica/ [31.10.2017]
23 WU MING. Blu, i mostrificatori e le sfumature di grigio. Internazionale, 18 mars 2016.
Disponible sur : https://www.internazionale.it/opinione/wu-ming/2016/03/18/blu-bolognamurales-mostra [31.10.2017]
227
institutions ont appliquées au street art quand ce dernier était encore marginal
et « dangereux », et non pas cool et rentable. Dans ce bouleversement de
perspective et dans cette auto-iconoclastie, nous percevons une véritable évolution du langage satirique, qui finit par se déplacer de la symbolique visuelle
à la symbolique gestuelle.
Conclusion :
y-a-t-il une échappatoire à la déartisation ?
Imaginons pour un instant que le musée bolognais annonçe vouloir
transposer sur toile les murs que Blu a recouverts de peinture grise, pour en
faire une exposition sur le thème de la résistance contre les institutions…
L’artiste ne pourrait réagir qu’en démolissant ces mêmes murs, mais le musée
pourrait, à ce point, décider d’en exposer les décombres. Ce petit exercice
d’imagination nous sert pour affirmer que le combat de l’appropriation entre
l’institution et ses antagonistes n’aura jamais de véritable fin : d’un côté,
le artworld et l’industrie culturelle auront toujours un phénomène expressif réfractaire à récupérer ; d’un autre, les représentants de ce phénomène
opposeront une résistance à cette récupération, qui pourrait à son tour être le
sujet d’une nouvelle récupération… Donc l’artification et la déartisation définiraient le « cycle vital » d’un art en tant que force négatrice. Dans l’attente
de connaître le prochain destin de l’art de Blu, il nous semble que ses actions
auto-iconoclastes ont le grand mérite d’avoir redéfini la pratique satirique de
rue, et surtout d’avoir rendu cette véritable force à ce qu’on appelle street art.
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
UFR 04 – Arts plastiques et Sciences de l’art
Institut ACTE – CNRS umr 8218
vittorio.parisi@univ-paris1.fr
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