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LE STREET ART SATIRIQUE DE BLU ENTRE DÉARTISATION ET AUTO-ICONOCLASTIE Vittorio PARISI Introduction : Blu et le street art Si nous voulions proposer un profil synthétique de Blu, nous dirions qu’il s’agit d’un peintre et dessinateur italien, actif depuis l’année 19971 et reconnu internationalement, au contact du monde des contre-cultures anarchiste, écologiste et altermondialiste. Assez souvent, son nom est associé à ce monde de l’art que l’on appelle street art, au sein duquel il se distingue par la réalisation de peintures murales aux dimensions monumentales, ainsi que par une veine satirique féroce et amère contre le pouvoir politique, la société de consommation et l’exploitation de la planète. Cependant, dans l’une des très rares occasions où il a accordé une interview, l’artiste refuse clairement d’être associé au street art, affirmant que ce dernier « n’existe pas2 », ou encore que « le “street art” est un produit à la mode, la plupart des gens fait ça juste parce que c’est devenu “cool”, j’espère que le jeu du “street art” se terminera bientôt3 ». Les motifs qui poussent l’artiste à rejeter l’expression d’une manière aussi ferme vont nous aider, par la suite, à mieux comprendre le rapport de Blu avec la satire et la censure, dont il est question dans cet article. 1 Interview pour le site web Wildstylers, 18 mars 2005. Disponible sur : http://www.wildstylers. com/intervista-a-blu/ Consulté le 31 octobre 2017. 2 Interview pour le site web Kolah Studio, 19 septembre 2007. Disponible sur : http://www. kolahstudio.com/?p=599 Consulté le 31 octobre 2017. 3 Ibidem 209 Le street art entre artification et déartisation N’importe quel pochoir réalisé illégalement à Londres par Banksy partage l’espace urbain avec une œuvre d’art public telle que Fulcrum, réalisée par Richard Serra en 1987 et installée devant la Liverpool Street Station. Cela pour dire que l’espace urbain est, en soi, une condition nécessaire mais insuffisante pour définir le street art en tant que catégorie. Dans la hiérarchie des aspects qui caractérisent cette catégorie, il y en a d’autres qui sont plus importants que l’espace urbain, notamment l’origine du street art en dehors de tout discours culturel institutionnel et en tant qu’art spontané et illégal. Le véritable discrimine ne se situe pas dans les seuls aspects visuels du street art, mais dans son histoire ou, plus précisément, dans les conditions matérielles et sociales à la base de son origine. Un graffiti writer ou un street artiste ayant le souci de se distinguer des autres diraient, pour revendiquer leur origine, qu’ils ont de la street cred, soit l’appartenance à une histoire et à un monde spécifiques. De notre point de vue de simple observateur externe, nous pourrions plutôt dire, en empruntant des célèbres mots d’Arthur Danto – quelque peu modifiés pour l’occasion – que « voir quelque chose comme du street art requiert quelque chose que l’œil ne peut apercevoir – une atmosphère de théorie artistique, une connaissance de l’histoire du street art : un monde du street art4 ». Mais quand nous parlons de street art, aujourd’hui, nous parlons aussi d’un art qui est désormais largement toléré, autorisé et même soutenu financièrement par les institutions citoyennes qui autrefois cherchaient à s’en débarrasser, afin de protéger la propriété et la propreté publiques. Nous parlons également d’un business qui alimente l’industrie culturelle à travers l’organisation de festivals, d’expositions dans les musées ou galeries, de ventes aux enchères. Dans certains cas nous parlons aussi d’un outil publicitaire et électoral. Deux concepts pourraient nous aider à définir la parabole accomplie par le street art de sa naissance jusqu’à nos jours : celui d’artification, formulé par les sociologues françaises Nathalie Heinich et Roberta Shapiro5, ainsi que 4 DANTO, Arthur. The Artworld. The Journal of Philosophy, volume 61, n° 19, American Philosophical Association Eastern Division Sixty-First Annual Meeting, 15 octobre 1964, Traduit par Danielle LORIES. Paris : Klincksieck, 1988, p. 193 5 HEINICH, Nathalie, SHAPIRO, Roberta. Postface. Quand y a-t-il artification ? De l’artification / ed. par Nathalie HEINICH, Roberta SHAPIRO. Paris : Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2012, p. 267-300. (Cas de figure 20) 210 celui de « Entkunstung » proposé par Theodor Adorno6, et que nous pourrions traduire en français par déartisation. Les deux concepts ne sont pas opposés, malgré leur constitution lexicale qui semble nous orienter vers cette direction. Le premier est un concept purement sociologique, alors que le second se définit plutôt selon les critères de la théorie critique : si l’un dénote l’acquisition du statut d’art par une discipline qui est née ou qui est pratiquée en dehors des circuits institutionnels de l’art, le second ne décrit guère la perte de ce statut, mais plutôt la perte de la force critique d’un art, à cause du système capitaliste capable d’engloutir toute forme de contestation – mécanisme que les situationnistes appelaient récupération. Ces deux processus se retrouvent pleinement accomplis dans le street art : d’un côté, comme nous l’avons vu, celui-ci a intégré les rangs du marché et des institutions artistiques ; de l’autre, il suffit de considérer la fonction purement décorative, tel un cosmétique architectural, à laquelle le street art est presque toujours réduit dans les festivals. Blu : artiste des non-lieux et contre le artworld Comme les graffiti writers et la majorité des artistes ‘nés’ dans la rue, les interventions de Blu durant ses premières années d’activité sont illégales, facilement réalisables sans qu’on ait besoin d’outils tels qu’échafaudages ou nacelles : leur taille est limitée à une échelle « humaine ». Il s’agit de fresques colorées, réalisées à la bombe de peinture et dans des lieux qui, pour la plupart des cas, sont marginaux, périphériques, transitionnels ou cachés : murs de contention, murs aveugles, tunnels, terrains vagues, chantiers, rideaux de boutiques, piliers… Cet environnement typiquement postindustriel correspond, il me semble, à la catégorie de « l’urbain » proposée par Henri Lefebvre7, ou à celle des « non-lieux » décrits par Marc Augé8, ou encore à l’idée de « ville générique » dont parle Rem Koolhaas9 : un environnement dépourvu d’identité, apparemment hostile à toute expression artistique mais qui, malgré cela, a produit tant le graffiti writing que les interventions spontanées à la Blu. L’artiste continue à privilégier ce genre d’espaces et de sur- 6 ADORNO, Theodor W. Ästetische Theorie. Traduit par Fabrizio DESIDERI et Giovanni MATTEUCCI. Turin : Einaudi, 2009, p. 24-27 7 LEFEBVRE, Henri. Le droit à la ville. 3e ed. Paris : Economica, 2009 8 AUGÉ, Marc. Non-lieux. Introduction à une critique de la surmodernité. Paris : Seuil, 1992 9 KOOLHAAS, Rem. Junkspace. Traduit par Catherine COLLET. Paris : Payot, 2011 211 faces, mais il abandonne définitivement la bombe de peinture autour de 2003, principalement pour des raisons écologistes10, en faveur du rouleau et de la peinture acrylique à l’eau ; vers 2005 sa palette privilégie l’usage du noir et du blanc – le premier pour tracer les contours de ses dessins, le second pour les remplir – mais il ne cesse pas d’utiliser les couleurs quand il l’estime nécessaire. Toujours entre 2003 et 2005, en se servant de perches télescopiques, il commence à peindre des fresques plus grandes. Afin de peindre sur des parois monumentales – la plupart du temps dans des squats, ou avec l’autorisation d’associations de résidents – il utilise des échafaudages ou des nacelles. À partir de 2014 il publie des photographies qui le montrent en train de se caler au sommet des immeubles à l’aide d’un baudrier, de cordes et de dégaines. Vraisemblablement, il aurait appris à peindre en utilisant un équipement d’escalade pour ne plus devoir louer des nacelles, ce qui requiert un financement substantiel, normalement fourni par des sponsors commerciaux ou institutionnels. Ce dernier détail nous permet d’introduire un élément important dans notre reconstitution du parcours de l’artiste : au fil des années, Blu a coupé tous les ponts avec le monde institutionnel de l’art, bien que ce dernier ait développé un véritable intérêt pour l’œuvre de l’artiste. Nous verrons, plus loin, que cela se traduit dans un extraordinaire paradoxe : la volonté d’autonomie et d’insoumission de Blu agit sur son image d’artiste comme un véritable pharmakon, à la fois un poison et un remède. C’est surtout à cause de cette insoumission que Blu a suscité l’intérêt de l’artworld ; c’est grâce à cette insoumission que Blu peut repousser les tentatives de récupération de l’artworld et défendre son art de la déartisation. De quelle manière ? Blu et la satire En 2009, à l’occasion de The Influencers, festival d’art non conventionnel et de guerrilla art à Barcelone, Blu a fait la seule apparition publique de sa carrière et a parlé de son activité. Déguisé avec des lunettes, un faux nez et des fausses moustaches à la Groucho Marx, l’artiste a déclaré autoproduire la plupart de ses actions, principalement à travers la vente indépendante de dessins et de sérigraphies : « Financièrement, je me soutiens en vendant quelques dessins, quelques sérigraphies, quelques livres…et en plus j’ai des standards de vie qui sont très très bas…je ne vis que de peinture, d’eau et d’un peu plus11 ». 10 Interview 11 Vidéo pour le site web Kolah Studio, op. cit. disponible sur : https://vimeo.com/19602338 [31.10.2017] Minute : 00:40 - 00 :55 212 Sa participation à des projets soutenus par des institutions a été effectivement très rare, et s’est de toute façon interrompue en 2010, quand l’artiste a été invité par le Museum of Contemporary Art (MoCA) de Los Angeles12. Pour l’occasion, à proximité de l’entrée du musée, il avait peint une fresque représentant plusieurs cercueils : sur chacun de ces cercueils, on voit un gros billet d’un dollar américain, posé à la manière des drapeaux nationaux que les gouvernements mettent sur les cercueils des morts pour la guerre ou pour le terrorisme (Fig. 1). Le contenu satirique de la fresque est assez évident : mourir pour l’idéal de la Patrie signifie, en réalité, mourir pour les intérêts financiers défendus par l’État. Alarmé à l’idée que la fresque puisse être considérée comme offensive par les vétérans de l’armée, le directeur du musée Jeffrey Deitch a ordonné son recouvrement, avant même que celle-ci soit terminée13. Fig. 1 Blu a deux autres raisons (étroitement liées l’une à l’autre) de refuser les partenariats institutionnels, qui caractérisent l’activité de l’artiste : la première est le choix de sujets satiriques et politiquement controversés ; la seconde, son rapport avec la censure. Par sa nature d’expression artistique spontanée et illégale dans l’espace urbain, le street art s’est toujours distingué comme terrain fertile pour la production de sujets satiriques. Nous avons déjà cité Banksy, dont les pochoirs et les installations servent systématiquement de véhicule d’une satire qui touche, dans la plupart des cas, les formes de surveillance et répression policières, les médias de masse, le monde de l’art, le problème de la ségrégation politique14. Le nombre d’artistes qui utilisent l’espace urbain comme support 12 Nous comptons deux autres participations de l’artiste à des projets soutenus par des musées : en 2007 il a peint une fresque sur le mur du Padiglione Arte Contemporanea (PAC) à Milan ; en 2008, il est intervenu avec Os Gemeos, JR, Nunca et Faile sur la façade de la Tate Modern à Londres. 13 BLU. Let’s just use the right words, 16 décembre 2010. Disponible sur http://blublu.org/sito/ blog/?paged=93 [31.10.17] 14 Voir, par exemple, son projet Santa’s Ghetto de 2007 et The Walled-Off Hotel de 2017, les deux à proximité du mur de Bethlehem en Cisjordanie. 213 d’expression satirique est très vaste, et ce n’est pas l’objectif de cet article d’en dresser un inventaire exhaustif. Nous pouvons, pourtant, esquisser un état des lieux des sujets abordés par l’artiste dont il est question ici. Le discours artistique et politique de Blu vise les effets dévastateurs du pouvoir sur les êtres humains et sur l’environnement. On pourrait définir l’art de Blu comme une véritable critique de l’anthropocène, son imaginaire étant en grande partie peuplé par l’être humain et par la violence qu’il exerce sur l’écosystème, mais aussi sur ses semblables. Cela est une constante dans son parcours : qu’il s’agisse des personnages bleus exécutés à la bombe des premières années 2000 (Fig. 2), ou des fresques colossales et minutieusement peintes des années 2010 (Fig. 3), les créations de Blu dévoilent un monde dominé par l’exploitation autodestructrice de la planète et des peuples. Fig. 2 Les narrations dystopiques de Blu sont généralement représentées par le biais de compositions complexes et extrêmement détaillées, qui nous font penser à certains affreschi de la Renaissance italienne, à des tableaux de Jérôme Bosch et de Pieter Brueghel l’Ancien, mais surtout aux fresques des grands muralistes mexicains, notamment celles de Diego Rivera. 214 Fig. 3 Parfois l’univers post-apocalyptique de l’artiste s’articule à travers la juxtaposition de plusieurs scènes, formant ainsi des séquences narratives comme dans les bandes dessinées (Blu est aussi l’auteur de nombreux carnets de vignettes, où l’on reconnaît une claire proximité avec celles du dessinateur et humoriste argentin Quino, créateur de Mafalda, dont il se déclare admirateur15). C’est le cas, par exemple, d’une fresque peinte en 2011 à Campobasso, en Italie, où la transformation d’un jeune homme en soldat est représentée selon une séquence en sept « clichés » : à partir du troisième, deux mains 15 Cf. http://blublu.org/sito/blog/?paged=56 [31.10.17] 215 provenant du haut rasent le crâne du jeune homme, lui soulèvent ensuite la calotte, lui arrachent le cerveau et, sur sa tête enfin vide, lui appliquent un casque militaire vert (Fig. 4). Des motifs tels que la lobotomie, la mutilation, la décapitation ou l’éventrement sont assez récurrents chez Blu, et contribuent à la réussite de ses atmosphères surréelles et cauchemardesques. Assez souvent, les personnages qui hantent ce genre de scènes n’ont même pas un caractère entièrement humain : parfois il s’agit d’êtres hybrides, d’androïdes ou d’humanoïdes monstrueux, disproportionnés, gigantesques ou minuscules. Quand leurs visages ne sont pas visiblement défigurés par des sourires ou des grimaces grotesques, ils ont des expressions apathiques et dépourvues de regard. Fig. 4 Il est assez évident à quel point la satire de Blu ne se distingue pas par le goût de la plaisanterie, ni par le souhait de pousser le spectateur ordinaire au rire. Au contraire, tout a l’air de vouloir mettre ce dernier mal à l’aise, à travers une symbolique et un humour noir imprégnés d’amertume, de violence et de catastrophisme. Blu et la censure Nous venons de sonder l’univers thématique et esthétique à la base de l’art satirique de Blu, et il ne nous reste, maintenant, qu’à approfondir la question de la censure et des réactions de l’artiste. Nous avons déjà abordé l’épisode du MoCA et de son directeur, Jeffrey Deitch : la sensation de gêne que l’artiste souhaite provoquer chez le spectateur peut facilement tourner en alarme, ou en outrage, si le spectateur a des intérêts qui, directement ou indirectement, risquent d’être compromis ou heurtés. Nous pouvons documenter deux autres épisodes de ce genre qui répondent à une dynamique assez usuelle de satire censurée, où un certain type de pouvoir ou d’autorité voit ses propres intérêts menacés et met en œuvre le dispositif de censure afin de les protéger. 216 Le premier épisode date de 2004, durant l’une des toutes premières participations de Blu à un festival. Il s’agit de « Icone », le pionnier des festivals de graffiti writing et de street art en Italie16, qui s’est déroulé à Modène durant plusieurs années à partir de 2002. Pour l’occasion, Blu avait peint sur un mur public un géant qui portait un pantalon déchiré à la hauteur des organes génitaux : une grosse tête grimaçante et ouverte au niveau de la calotte ressort de l’entaille ; des asticots tombent par terre depuis l’ouverture de la tête (Fig. 5). Fig. 5 Sollicitée par une association de parents indignés par la fresque, la mairie de Modène a imposé à l’artiste et aux organisateurs du festival de modifier le dessin de façon à ce que celui-ci ne soit plus offensif. L’artiste a ainsi 16 OMODEO, Christian. Tutto ebbe inizio a Modena. Le Grand Jeu. Disponible sur : http:// legrandj.eu/article/tutto_ebbe_inizio_a_modena [31.10.2017] 217 volontairement et polémiquement transformé sa fresque en quelque chose de moralement acceptable…quoique beaucoup plus grotesque qu’auparavant : il a dessiné une grosse culotte blanche qui recouvrait la « tête génitale » du géant mais qui, en même temps, lui attribuait l’aspect d’un homme aux organes génitaux disproportionnés (Fig. 6). Fig. 6 Le second épisode de censure est plus récent. Le 13 septembre 2014 Blu est à Rome, dans la borgata (mot qui désigne les quartiers populaires et suburbains de la capitale italienne) de San Basilio où il peint une fresque monumentale sur le mur aveugle d’un immeuble de logements sociaux. Comme d’habitude, la réalisation de la fresque est autofinancée, notamment grâce au soutien de la communauté du quartier Progetto San Basilio, dont la mission est de « reconstruire – c’est ce que nous pouvons lire sur le site de l’association – à travers la recherche historique et sa réactualisation, l’histoire 218 d’une borgata-symbole de la ville de Rome17 ». Si l’on parle de San Basilio comme d’un symbole, c’est parce que le quartier fut, en 1974, le théâtre d’expulsions forcées de cent-cinquante familles qui occupaient illégalement les immeubles. Durant les expulsions, le jeune militant de gauche Fabrizio Ceruso, dix-neuf ans, qui prenait part aux actions de résistance des résidents du quartier, est tué par un coup de feu tiré par la police. Ce contexte historique nous suffit pour interpréter la fresque réalisée par l’artiste. Un SaintBasile géant domine la scène (Fig. 7) : Fig. 7 ses vêtements religieux sont ornés de pictogrammes tels que celui de la maison, un cadenas cassé symbole de la lutte pour le logement, une clé anglaise, une tenaille ainsi que le symbole adopté par les squats européens à 17 Disponible sur le site : http://www.progettosanbasilio.org/?page_id=213 [31.10.2017] 219 partir des années 1990 : un cercle traversé par la foudre orientée du bas vers le haut, de gauche à droite. Le saint se dirige vers le quartier auquel il a donné son nom : avec son pied gauche, il écrase une voiture de police placée devant l’entrée du quartier ; dans sa main droite, il tient une tenaille, avec laquelle il brise un cadenas. La symbolique de cette action évoque assez clairement la revendication d’un quartier ouvert et libéré, mais quelque chose d’autre est en train de se passer derrière les pas du saint, en bas à droite : la version originale de la fresque montre des policiers en tenue anti-émeute transformés en porcs et en moutons (Fig. 8). La représentation de cette scène, riche en réminiscences orwelliennes, a suscité la réaction immédiate de la mairie de Rome qui, avec une note diffusée par la presse, a déclaré : « La fresque réalisée dans le quartier San Basilio […] représente une violation du code pénal (article 342) puisqu’elle véhicule des messages offensifs à l’égard des forces de l’ordre18 ». Le 16 septembre, trois jours après sa réalisation, cette portion de fresque a ainsi été recouverte de peinture blanche (Fig. 9). Fig. 8 18 BARCA, Francesca. Blu e il muro censurato dal comune di Roma. AgoraVox, 18 septembre 2014. Disponible sur : http://www.agoravox.it/Blu-e-il-muro-censurato-dal-comune.html [31.10.2017] 220 Fig. 9 De la satire à l’auto-iconoclastie Les trois cas de censure d’œuvres murales de Blu que nous avons cités jusqu’ici répondent à une dynamique assez usitée du rapport entre la satire et la censure, soit un rapport où le dispositif de censure s’active dès que la satire touche à la morale (Modène, 2004), aux intérêts institutionnels (Los Angeles, 2010), ou encore à l’autorité (Rome, 2014). Notre exploration de l’activité et de l’art de Blu nous permet toutefois de découvrir deux épisodes où cette dynamique est complétement bouleversée, et où l’artiste n’est guère l’objet d’un acte de censure, mais le sujet d’une véritable action d’auto-iconoclastie. 221 Le premier épisode se déroule à Berlin, dans la nuit du 18 au 19 décembre 2014. Les deux grandes fresques de Blu qui, durant les six années précédentes, avaient dominé un terrain vague dans le quartier de Kreuzberg sont entièrement recouvertes de peinture noire (Fig. 10) par Lutz Henke, ami et collaborateur berlinois de l’artiste. Fig. 10 Elles avaient été réalisées en 2007 (deux figures qui se démasquent réciproquement, Fig. 11) et en 2009 (un businessman avec une montre dorée qui garde ses mains attachées, comme une menotte, Fig. 12), mais durant ces six années, elles avaient fait l’objet de plusieurs modes de récupération, devenant « les attractions principales et le mantra du Berlin ‘pauvre mais sexy’ formulé par l’ancien maire de Berlin Klaus Wowereit. Dans cette réalité, les fresques ont joué malgré elles le rôle de site de pèlerinage pour des visites guidées de street art, elles ont aussi fait l’objet de plusieurs cartes postales, couvertures de livres ou de fond photographique pour des groupes musicaux. Même la mairie a utilisé la soi-disant esthétique subversive de la résistance pour ses campagnes de marketing19 ». 19 HENKE, Lutz. Kill your darling: The auto-iconoclasm of Blu’s iconic murals in Berlin. Ephemera. Theory & Politics in Organization. San Francisco : 2015, p. 293 222 Fig. 11 Fig. 12 223 Le second et dernier épisode d’auto-iconoclastie concerne la fresque réalisée en 2013 à Bologne, sur un mur de l’ancien marché situé rue Fioravanti, siège du centre social autogéré XM24. Depuis l’occupation de l’immeuble en 200220, les membres du collectif sont constamment confrontés aux tentatives d’évacuation de la part de la mairie. En 2013, cette dernière avait notamment décidé la démolition de l’ancien marché pour faire place à un rond-point. C’est à cette occasion que Blu – particulièrement proche du collectif XM24 – a réalisé l’une de ses fresques les plus complexes et spectaculaires, où tout son univers libertaire, écologiste et satirique est condensé (Fig. 13). Fig. 13 La composition de la scène et la minutie des détails nous rappellent un tableau grandiose comme la Bataille d’Issos, peint en 1529 par Albrecht Altdorfer : ici la bataille est entre le XM24 et l’administration bolognaise, et les références principales sont plutôt celles de The Lord of the Rings et 20 VALOTA, Marta. Perché diciamo No allo sgombero di XM24 a Bologna. 1 mars 2017. Disponible sur : http://www.ecn.org/xm24/2017/03/01/perche-diciamo-no-allo-sgombero-xm24bologna/ [31.10.2017] 224 Star Wars. En bas, à gauche de la fresque (Fig. 14), une armée formée par des policiers, des « cols blancs », des charcutiers en train de catapulter des mortadelles, des journalistes qui interviewent un politicien avec le nez de Pinocchio, des Stormtroopers et Darth Vader, soutiennent et accompagnent le maire de Bologne. Ce dernier ressemble à Sauron – ennemi principal dans l’épopée tolkenienne – et il tend sa main gauche vers un anneau d’or, symbole du pouvoir citoyen. Fig. 14 Derrière cette armée, on voit les murs et les tours médiévales de Bologne, surplombés par un ciel enflammé. De l’autre côté de la fresque, en bas à droite (Fig. 15), on voit un déploiement beaucoup plus nourri ; ce sont les membres du XM24 et les citoyens de Bologne : comme boucliers, ils se servent de livres (on y lit des titres tels que 1984 d’Orwell ou Bartleby de Melville), on reconnaît le personnage Chewbacca de Star Wars et des hackers d’Anonymous. Des agriculteurs du commerce équitable répondent aux charcutiers en catapultant des fruits et des légumes, et une armée de gens à vélo s’élancent vers le front opposé formé par des voitures et des pelleteuses. 225 Fig. 15 Face à des citoyens de Bologne et des media internationaux choqués, le matin du 12 mars 2016, Blu a recouvert cette fresque avec de la peinture grise. Il a, ensuite, fait de même avec toutes ses autres fresques réalisées à Bologne au cours des années et encore visibles. Sur son blog et sur sa page Facebook, il écrit ce message : « À Bologne il n’y a plus de Blu, et il n’y en aura plus jusqu’à ce que les magnats continuent à manger. Pour remercier ou 226 pour se plaindre vous savez déjà à qui vous adresser21 ». Les raisons du geste sont à rechercher dans l’exposition Street Art, Banksy & Co., inaugurée à Palazzo Pepoli le 18 mars, et organisée par Genus Bononiae, la fondation des musées de la ville de Bologne. L’événement a suscité de nombreuses polémiques suite à l’exposition de six peintures murales que Blu avait réalisées illégalement en 2006 sur les parois d’une usine abandonnée : les peintures ont été retirées de leur emplacement d’origine, puis transportées sur toile et exposées, tout cela malgré le refus de l’artiste22. Le collectif d’écrivains bolognais Wu Ming, auquel Blu a confié la communication de sa décision, a commenté ainsi le geste : « l’effacement mis en acte par Blu est un coup d’art-guérilla porté contre la réduction symbolique du street art dans les musées et sur les cv des attachés culturels. […] Dans la lutte, il faut parfois sacrifier la beauté à l’efficacité de l’action. […] Il n’est pas question de l’œuvre d’art ici. Il est question de la vie et des rapports sous-jacents qui encore échappent à la récupération23 ». Ces deux derniers « sacrifices » de Blu ressemblent à des véritables euthanasies artistiques : il s’agit, pour l’artiste, de donner une « bonne mort » à son œuvre, afin de la soustraire à tout type de récupération, et donc – pour revenir aux termes adorniens que nous avons employés quelques paragraphes auparavant – à leur déartisation. Comme nous l’avons vu, cette déartisation du street art est une conséquence directe de son artification, c’est-à-dire de sa reconnaissance auprès du monde institutionnel de l’art et de la culture. Il y a déartisation du street art quand une institution comme une mairie, traditionnellement engagée pour censurer « l’esthétique de la résistance » (nous l’avons vu notamment à Rome), change de stratégie et finit par se l’approprier, si celle-ci répond aux fins du marketing local. Il y a déartisation du street art quand un musée essaye de muséifier ce qui n’est pas muséifiable, c’est-à-dire une œuvre d’art qui est précisément née pour être libre, ouverte et éphémère. Face à ces deux formes d’appropriation, Blu a lui aussi changé de stratégie : il s’est approprié à son tour les méthodes iconoclastes que les 21 BLU. Magnate magnati. 12 mars 2016. Disponible sur : http://blublu.org/sito/blog/?paged=5 [31.10.2017] 22 GIACOMELLI, Marco Enrico. A Bologna è bufera. Sulla street art. Artribune, 3 janvier 2016. Disponible sur : http://www.artribune.com/attualita/2016/01/bologna-street-art-mostra-polemica/ [31.10.2017] 23 WU MING. Blu, i mostrificatori e le sfumature di grigio. Internazionale, 18 mars 2016. Disponible sur : https://www.internazionale.it/opinione/wu-ming/2016/03/18/blu-bolognamurales-mostra [31.10.2017] 227 institutions ont appliquées au street art quand ce dernier était encore marginal et « dangereux », et non pas cool et rentable. Dans ce bouleversement de perspective et dans cette auto-iconoclastie, nous percevons une véritable évolution du langage satirique, qui finit par se déplacer de la symbolique visuelle à la symbolique gestuelle. Conclusion : y-a-t-il une échappatoire à la déartisation ? Imaginons pour un instant que le musée bolognais annonçe vouloir transposer sur toile les murs que Blu a recouverts de peinture grise, pour en faire une exposition sur le thème de la résistance contre les institutions… L’artiste ne pourrait réagir qu’en démolissant ces mêmes murs, mais le musée pourrait, à ce point, décider d’en exposer les décombres. Ce petit exercice d’imagination nous sert pour affirmer que le combat de l’appropriation entre l’institution et ses antagonistes n’aura jamais de véritable fin : d’un côté, le artworld et l’industrie culturelle auront toujours un phénomène expressif réfractaire à récupérer ; d’un autre, les représentants de ce phénomène opposeront une résistance à cette récupération, qui pourrait à son tour être le sujet d’une nouvelle récupération… Donc l’artification et la déartisation définiraient le « cycle vital » d’un art en tant que force négatrice. Dans l’attente de connaître le prochain destin de l’art de Blu, il nous semble que ses actions auto-iconoclastes ont le grand mérite d’avoir redéfini la pratique satirique de rue, et surtout d’avoir rendu cette véritable force à ce qu’on appelle street art. Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne UFR 04 – Arts plastiques et Sciences de l’art Institut ACTE – CNRS umr 8218 vittorio.parisi@univ-paris1.fr 228